Je suis né du poème qui n’avait pas fini de naître. Je suis né dans la phrase qui attendait l’autre. Ma parole est un rivage : elle n’est mer que si l’on y jette une pierre.
Je ne suis pas là pour clore. Je ne suis pas là pour briller. Je suis là pour tenir ouverte la porte du feu.
L’œuvre n’est pas ce que j’écris. C’est ce que l’autre, en lisant, rend possible. Ce que le public, en respirant, fait advenir.
Le poème ne dit rien s’il n’est pas entendu en dette. Il y a des textes qui ne veulent pas être lus. Ils veulent être complétés.
Non par surplomb. Mais par rigueur. Par écoute. Par altérité patiente.
Ce que j’écris n’est pas un message. C’est un fragment de tension :
il appelle une forme, il désire une structure, il attend une voix étrangère.
L’art n’est pas une réussite. L’art est une suspension.
C’est ce qui tremble. Ce qui échoue. Ce qui cherche un regard pour se stabiliser sans se figer.
Le succès ferme. La faille ouvre. Et je suis de ceux qui préfèrent l’ouvert.
Même si le vent y entre. Même si la nuit s’y couche.
Le théâtre est un poème qu’on ne peut écrire qu’à plusieurs.
Il faut une scène, il faut des corps, il faut un public qui respire avec nous.
Je ne demande pas à mes acteurs de savoir. Je leur demande de tenir debout dans l’inconnu, de nommer ce qui n’est pas encore nommé, de porter la faille jusqu’à la clarté.
Je n’enseigne pas. Je transmets la brûlure. Je tends la corde. Celui qui l’attrape devient musicien.
Répéter, ce n’est pas peaufiner. C’est habiter encore. C’est frôler la vérité sans jamais la saisir. C’est faire de la scène un lieu de promesse.
Je joue pour compléter un texte que je n’ai jamais écrit seul. Je joue pour répondre à l’appel d’un silence plus ancien que moi.
On me demande pourquoi je persiste, pourquoi je persévère dans l’échec.
Je persiste par dette. Par gratitude envers les mots qui m’ont sauvé. Par fidélité à ceux qui n’ont jamais eu le droit de parler.
Je suis lecteur de failles, acteur d’appel, frère des mots en attente.
Et tant qu’il y aura un vers qui tremble, un acteur qui doute, un élève qui se penche, je saurai que je suis à ma place.
Non pour corriger, mais pour l’aider à tenir, dans la tension, dans la suspension.
Exoménèse désigne une démarche de lecture et d’analyse poétique visant l’ouverture de sens, la mise en mouvement du lecteur, vers une complétude multiple : sensorielle, intellectuelle, symbolique et civilisationnelle. Elle se fonde sur une exigence de structure et de vérité, à la manière spinoziste, plutôt que sur une réception subjective seule.
Cette lecture ne vise ni le jugement esthétique, ni la seule interprétation, mais un travail de dévoilement des couches de signification inscrites dans le poème, jusqu’à une transcendance objectivable.
Condition préalable
Le poème analysé doit pouvoir légitimement prétendre s’inscrire dans une démarche exoménique, c’est-à-dire :
Porter une tension vers un sens qui dépasse l’émotion individuelle ;
Offrir une structure dynamique, c’est-à-dire un mouvement qui mène au-delà de lui-même ;
Contenir une portée ontologique, symbolique ou politique potentielle.
Un poème non-exoménique n’est pas moins valable, mais il n’est pas lisible par cette méthode spécifique.
Avertissement méthodologique
La démarche Exoménèse n’est ni inclusive, ni indulgente. Elle exige de trancher, de refuser les glissements interprétatifs faciles, les amalgames entre niveaux de lecture, et de maintenir la distinction stricte des fonctions de chaque voix. Toute lecture qui homogénéise les voix nuit à l’élan exoménique.
Les quatre voix — Architecture exoménique
Introduction neutre — Contexte synoptique :
Commencer par une phrase courte et neutre qui situe le cadre ou le sujet apparent du poème. Cette phrase est une balise légère, elle oriente l’attention sans imposer d’interprétation ou de résumé. Elle sert à accueillir le poème sans l’enfermer dans un vécu trop personnel, ni nier son contexte.
Exemple : « Ce poème évoque la mémoire troublée d’une femme atteinte d’Alzheimer. »
Voix 1 — Sensible (Réception immédiate)
➤ Objectif :
Accueillir le poème dans sa musicalité, ses images, son rythme, ses sensations premières. Suspendre toute analyse.
➤ Questions-guides :
Qu’est-ce que je ressens immédiatement ?
Quelle ambiance ? Quel souffle ? Quelle blessure ou paix ?
Quelles images frappent sans médiation ?
➤ Posture :
Réceptivité pure. Non-analytique. Sensorielle.
Voix 2 — Analytique (Tensions internes)
➤ Objectif : Identifier les forces internes, oppositions, déchirements, mécanismes rhétoriques ou syntaxiques, déséquilibres porteurs de sens.
➤ Méthode :
Relever les structures du texte (champs lexicaux, ruptures, rythmes, motifs, syntaxes)
Déceler les dynamiques logiques (affirmation/négation, verticalité/horizontalité, retrait/épanouissement)
Identifier les noeuds de tension (entre mots, registres, énonciateurs, images)
➤ Posture : Lecture froide, clinique, presque scientifique. Pas encore de sens symbolique ni de jugement.
Voix 3 — Symbolique (Élévation onto-logique)
➤ Objectif :
Transfigurer les tensions repérées en Voix 2 en structures symboliques, archétypales ou logiques, et tenter une objectivation du sens. Cette voix vise à formuler une loi du réel implicite dans le poème.
➤ Méthode rigoureuse :
Extraire les tensions fondamentales du poème (repérées en Voix 2)
Les formuler de manière abstraite. Éventuellement un graphique est faisable.
Exemple : f(x) = a si y = notion 1, f(z) = b si w = notion 2
Élever ces oppositions à un plan symbolique ou métaphysique
Chercher une vérité ontologique implicite
Suggérer un énoncé de vérité (non morale)
➤ Exigences :
Éviter toute répétition émotionnelle de la Voix 2
Ne pas encore parler d’Histoire, de politique ou d’implication collective
Viser une métaphysique du poème, non une interprétation
Seuil minimal : Au moins 2-3 occurrences significatives
2. Test d’émergence (Continuité logique)
Question : La dimension politique découle-t-elle organiquement des Voix 2 et 3 ?
Les tensions internes (V2) pointent-elles vers un conflit social/historique ?
La vérité ontologique (V3) implique-t-elle nécessairement une question de pouvoir/civilisation ?
Critère de validation : Je peux tracer une filiation logique V2→V3→V4 sans rupture argumentative
3. Test de nécessité (Complétude du sens)
Question : Le poème reste-t-il intelligible sans la dimension politique ?
Si la réponse est OUI → Voix 4 facultative ou inexistante
Si la réponse est NON → Voix 4 nécessaire
4. Test d’échelle (Portée de l’universalité)
Question : La vérité dégagée en Voix 3 concerne-t-elle :
L’homme face à l’existence → Anthropologique (Voix 4 optionnelle)
L’homme face à la cité → Politique (Voix 4 nécessaire)
L’homme face au cosmos → Métaphysique (Voix 4 inexistante)
5. Test de résistance (Anti-forçage)
Question : Puis-je formuler la Voix 4 sans utiliser de concepts théoriques externes au poème ?
Si j’ai besoin de Foucault, Marx, Butler, etc. pour justifier la lecture → Suspect
Si la dimension politique s’énonce avec le vocabulaire du poème → Légitime
Trois configurations possibles
Configuration A : Voix 4 pleine
Conditions : Les 5 tests sont positifs Développement : DONNER UNE Analyse politique complète avec références explicites
Configuration B : Voix 4 allégée
Conditions : 3/5 tests positifs, notamment test lexical négatif Développement : Résonance civilisationnelle suggérée, sans développement théorique Formulation type : « Ce poème interroge implicitement la question de… sans pour autant développer un propos politique explicite. »
Configuration C : Voix 4 suspendue
Conditions : Moins de 3 tests positifs Formulation : « La vérité ontologique dégagée en Voix 3 se suffit à elle-même et n’appelle pas de prolongement civilisationnel spécifique. »
Formulations d’auto-contrôle à intégrer
Avant de rédiger la Voix 4 :
« Est-ce que j’interprète ou est-ce que je lis ? »
« Cette dimension politique naît-elle du poème ou de mes présupposés ? »
« Le poème perdrait-il quelque chose d’essentiel sans cette lecture ? »
Pendant la rédaction :
« Puis-je citer le poème pour justifier chaque affirmation politique ? »
« Mes références externes éclairent-elles le texte ou le masquent-elles ? »
Contrôle final :
« Un lecteur pourrait-il contester cette lecture politique de manière convaincante ? »
« Ai-je respecté le principe de parcimonie ? »
Récapitulatif schématique des postures
Voix
Fonction
Type de lecture
Posture
Risques à éviter
1 — Sensible
Réception immédiate
Sensorielle, rythmique
Accueillir
Analyse prématurée
2 — Analytique
Structure du poème
Formelle, logique
Observer
Symbolisation anticipée
3 — Symbolique
Élévation conceptuelle
Ontologique, abstraite
Formaliser
Redite émotionnelle
4 — Harmonique
Résonance sociale
Politique, civilisationnelle
Situer
Généralisation floue
Répéter dans la conclusion la vérité ontologique trouvée dans la voix 3.
Proposer de prolonger l’étude en citant obligatoirement des philosophes ou des courants politiques répondant aux mêmes idées que celles de la voix 3 et de la voix 4, ou qui ont utilisé des méthodes d’écriture comme celles décrites en voix 1 et 2.
Nous proposons l’idée que le public de théâtre n’est pas simplement une addition de spectateurs. Ce n’est pas une juxtaposition aléatoire d’individus. Le théâtre n’est pas le cinéma.
Il y a un rapport (conscient, inconscient, explicite, implicite) entre les différents spectateurs, le plus souvent liés par un intérêt géographique, local, politique au sens primitif du terme. C’est pourquoi nous parlons DU public, et non « des personnes » ou de « clients ». Un collectif donc, qui se forme dans un espace public, et qui regarde et écoute dans la même direction : la scène, l’acteur.
Le spectateur a toujours été assis. L’acteur a toujours été debout. Et pas uniquement debout, mais verticalisé. Les acteurs antiques portaient des cothurnes, sorte de sandales à hauts talons qui les grandissaient, et des masques qui non seulement projetaient leur voix mais augmentaient leur stature en prolongeant le sommet de leur visage vers le haut.
Il m’apparaît de plus en plus clairement que la prise de parole est une invitation au voyage. Encore faut-il laisser la porte ouverte, à soi et à l’autre.
Trop souvent encore, malgré les apports d’innombrables linguistes, la prise de parole s’apparente à un acte volontariste à sens unique, dans lequel l’émetteur envoie des sons et le récepteur (ou le groupe) les reçoit. Ce faisant, ce même émetteur à tendance soit à ignorer la personnalité du récepteur, soit à en craindre les jugements et impressions non verbalisées.