L’acteur porte-drapeau

Nous proposons l’idée que le public de théâtre n’est pas simplement une addition de spectateurs. Ce n’est pas une juxtaposition aléatoire d’individus. Le théâtre n’est pas le cinéma. 

Il y a un rapport (conscient, inconscient, explicite, implicite) entre les différents spectateurs, le plus souvent liés par un intérêt géographique, local, politique au sens primitif du terme. C’est pourquoi nous parlons DU public, et non « des personnes » ou de « clients ». Un collectif donc, qui se forme dans un espace public, et qui regarde et écoute dans la même direction : la scène, l’acteur.

Or cette communauté des attentes fait porter à l’acteur une deuxième responsabilité. (Pour rappel, la première responsabilité est celle de la performance. Cf. ici. Une responsabilité au niveau du message, des idées, des propositions, fussent-elles d’ordre purement ludiques ou philosophiques, politiques, esthétiques… Et ces propositions doivent, peu ou prou, répondre aux attentes du public.

Tout ceci a été présenté de manière magistrale dans le livre de Peter Brook, L’espace vide. Mais la littérature à ce sujet est immense.

Ainsi, souvent malgré lui, l’acteur sent peser sur ses épaules un poids de multiples réussites. Il n’est pas seulement regardé : il est attendu. Ce qu’il dit n’est pas seulement entendu ou compris, ce qu’il dit est jugé. Sa technique n’est pas seulement un moyen d’expression : elle est examinée, notée, commentée. Comme le disait Mc Luhan Le médium est le message. Le message c’est le médium. 

Ainsi donc nous avons un acteur, une actrice, un comédien, une comédienne, qui se tient debout sur scène, proposant son corps, sa voix, son regard, et les mains occupées à maintenir une verticalité, un mât, au sommet duquel flotte un drapeau. 

Les couleurs de ce drapeau sont changeantes, et les nuances sont infinies d’un collectif à l’autre. 

Nous n’allons pas développer la diversité de ces drapeaux, j’en donnerai néanmoins quelques exemples, car cette notion est importante pour appréhender le thème qui nous intéresse ici. Je crois que si prends l’exemple du théâtre militant, tout le monde comprendra aisément qu’il s’agit d’un théâtre dans lequel l’acteur porte haut des valeurs qu’il souhaiterait voir partagées par le public. Un peu plus nuancé, lorsque les programmateurs ou les salles proposent leurs programmes annuels, ils n’hésitent pas à étiqueter les spectacles avec des termes précis, qui deviennent presque contractuels : humour, comédie, classique, contemporain, public averti, tous publics. Parfois les descriptions sont plus techniques : rêverie drolatique, humour décapant, tragédie actuelle, vu à la télé, succès au festival d’Avignon, classique revisité, Molière dépoussiéré… Les spectateurs qui se déplacent fantasment sur un certain type d’engagement de l’acteur dans ce contrat. 

Je me permets une anecdote. Nous avions monté un joli spectacle de théâtre, avec de la poésie, de la vidéo, de la marionnette, de la musique… Par relations interposées, le spectacle avait été acheté par une commune pour en faire l’animation de Noël. Toutes les familles du village étaient présentes, les enfants devant, les parents derrière. Les enfants ont très vite décroché de notre proposition, et ont vite montré qu’ils étaient là pour ce qui devait venir ensuite : la distribution des cadeaux par le père Noël… Une grande souffrance pour tout le monde, surtout pour le comédien qui, après avoir été chahuté par le public, a du ensuite enfiler une robe de chambre rouge et s’affubler d’une longue barbe blanche pour distribuer les cadeaux municipaux aux mêmes enfants qui l’avaient empêché d’aller au bout de sa partition… Il y avait à l’évidence un décalage entre les attentes des uns et des autres. Nous n’étions pas sous les mêmes drapeaux. Cela s’est révélé de façon encore plus cruelle lorsque le présentateur a pris le micro pour dire, textuellement, à la fin de la pièce : « voilà, c’était le théâtre, l’année prochaine on fera comme d’habitude, on prendra un clown. »  

A un autre niveau, dramaturgique, de façon interne, dans la pièce elle-même, l’acteur porte également un drapeau : celui de son personnage. 

C’est là un point important car, comme nous le verrons plus tard, il y a un glissement dans l’écriture théâtrale contemporaine, vers la disparition progressive du personnage ou, pour être plus précis, du rôle, dans le sens traditionnel et classique des deux termes. 

Nous évoquions il y a quelques instants le passage du conte au théâtre, de l’horizontalité à la verticalité, de l’auditif au visuel. Ce changement, qui dans nos civilisations s’est opéré   en Grèce aux alentours du VIe S avant notre ère, s’accompagne également d’un enrichissement du schéma narratif, qui devient dès lors actantiel, d’après le nom que lui donnera en 1966 le linguiste Greimas. 

Il existe un mot pour désigner le personnage principal d’une pièce : le protagoniste. Son opposant s’appelle, lui, l’antagoniste. Protos veut dire le premier, et anti veut dire ce qui fait face. Mais agon, qui nous laisse agonie, veut dire combat. Le théâtre, de par sa fonction d’exemplarité, et jusques vers le milieu du siècle dernier, a mis en scène une lutte entre des valeurs antinomiques. Ces valeurs étant incarnées par des personnages auxquels les acteurs prêtaient leurs corps. L’acteur devait donc endosser le rôle parfois désagréable d’être le méchant, le cruel, le traître. Assumer son rôle, c’est à dire sa fonction au sein d’une structure dynamique, c’est porter un drapeau. Ne plus montrer ce drapeau ou retirer le masque c’est créer une confusion chez le spectateur, qui ne comprend plus le combat. Pour qu’il y ait un bon, il doit y avoir un méchant. 

Une anecdote pour que vous commenciez à voir le lien entre cette notion d’acteur debout et porte-drapeau avec le sujet qui nous occupe.

Il y a quelques mois j’ai dû remplacer un acteur et reprendre son rôle de Jason dans une version de Médée composée de textes d’auteurs divers. Je vous passe les détails, mais vous rappelle que Médée est cette femme un peu sorcière qui, par douleur et dépit de voir son mari, Jason, donc, la quitter pour une femme plus jeune, assassine ses deux enfants. Nous parlerons plus tard de la réaction du public, ce qui m’intéresse ici est ce qui s’est passé pendant les répétitions. Nous étions en train de travailler sur une scène où Jason se plaint des femmes, disant 

Mais vous autres femmes, vous n’avez que l’amour en tête, il vous tient lieu de tout. Votre lit est-il menacé, vous ne voyez plus, vous ne comprenez plus. Si, pour assurer notre postérité, nous pouvions nous passer de l’espèce féminine, quelle libération ce serait pour nous les hommes!

Ce texte est écrit il y a deux mille ans.

Or, sur le plateau, une des comédiennes a tenu tête au metteur en scène en disant que de nos jours on ne pouvait pas dire des choses comme ça. Techniquement, cette comédienne, plus jeune, s’obstinait à dire qu’elle devait réagir sur scène à ces propos (ce qu’elle matérialisait en crachant par terre). On avait beau lui dire que son personnage de servante ne le lui permettait pas, elle refusait toute explication. On avait beau lui dire qu’il fallait bien que ce texte soit dit afin que le public, lui, puisse éventuellement s’opposer à cette vision, et ainsi tempérer peut-être sa réaction vis à vis de la mère infanticide, mais que si elle réagissait elle sur scène, elle empêchait le public de le faire. Bref, de son point de vue, elle, comédienne, devenait complice des propos de Jason si la servante qu’elle interprétait ne réagissait pas selon les codes d’aujourd’hui. De mon point de vue, nous ne brandissions pas les mêmes drapeaux.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *